je suis allée à la mer.
tu étais sur ton vélo.
tu m’as vu ;
tu ne m’as pas vu.

gâché, tout est gâché : j’ai ressenti ça.

j’ai vu ton visage,
ce visage que je m’entrainais à chercher dans le paysage, et c’est ce que j’ai ressenti.
tout est un gâchis ;

et puis, une pensée : c’est trop facile.

tu n’as pas su me comprendre ;
ou tu n’as pas pu,
ou peut-être que tu n’en as pas eu envie.
tu aurais su : l’impossible geste vers toi ;

et, je me demande encore, m’as tu vu entière, ou suis-je restée pour toi fragmentée.

c’était grisant, c’était déroutant, cette fluidité entre nous,
alors revenir avant,
avant qu’on laisse place au corps ;

je pense à toi, parfois, à mes journées à l’université, aux mots arabes qui parcourent les amphis, au Liban, à ma camarade palestinienne,

et l’impression que t’es le seul à qui j’aimerais partager, le Maghreb, le Machrek ; ce moi, oublié et négligé.

comme si tu me connaissais déjà, puisque que tes pieds, tes mains, tes yeux connaissent, savent cet ailleurs.

c’était presque le mektub, te rencontrer, ici et maintenant, à cet endroit de ma vie,
ma superstition y a vu un signe, c’est vrai,
si proche de mon Algérie,
si proche de ce pays : j’en brûle de désir et de douleur ;
la mélancolie arabe, penser que toi, libanais de cœur, tu pouvais la ressentir avec moi.

tes pensées me restent opaques, peut-être aurait-il suffit d’un mot pour préserver la complicité et la magie du hasard ou peut-être de volonté,
comme tu dis.

la confiance a manqué,
et, ne pas essentialiser : nous ne sommes pas idoles de marbre, condamnées à apparaître au monde figées, inertes, toujours.

mais tu es né dans une case,
je suis née dans une autre,
c’est la réalité de notre monde.
ni toi, ni moi ne sommes responsables, ou alors toi et moi en sommes responsables.

on est entrés dans la case, on a épousé les contours, on s’est fondus dans la matière, cette glue visqueuse, jusqu’à devenir la case.

la violence, peut-être as-tu le choix : la voir ou l’ignorer ; moi, chaque seconde de mon existence, je sais où je suis née, parce que je sais que
je suis : bouche, seins, fesses, jambes ;
je sais aussi que je ne serai jamais assez,
je n’ai pas le droit de l’être,
ma case est étroite, je dois me courber, ne pas dépasser ;
ta case est plus spacieuse, limitée, elle reste boîte, mais plus spacieuse, tu peux t’étendre ;

alors, cette inégalité primaire,
devient domination.

je sais,
tu le sais.

je crois que pour changer, commencer à changer, il faut comprendre où l’on est né·e, et à quel point la glue s’est infiltrée en nous ;

secrètement, j’attendais un geste, savoir que mon amitié t’était précieuse ;
mais, juste un mot ce n’est pas suffisant,

juste un mot c’est dire :
tu es juste une pensée,
juste un souvenir,
juste un instant.

tu n’es pas délimité à mes yeux, tu étais tout, tout un monde à découvrir, toute une amitié à construire,
pas un espace à combler, l’ennuie à tromper, le temps à passer.

on se sent minuscule, un grain de sable, une poussière,
on se sent consommable et consumable, ou est-ce plutôt consommée et consumée.

tu es, de ce que tu m’as donné à voir, un de ces êtres à l’appétit dévorante, tout apprendre,
tout vivre, tout sentir, parfois tout manger,
parfois manger l’autre.

ce désir anthropophage : mordre l’autre à sang, sa chair, goûter la chair, la consommer, ne jamais être rassasié, goûter toutes les chairs, tous les corps, toutes les peaux,

c’est comme ça que l’on devient homme,
c’est comme ça que l’on domine,
c’est comme ça que l’on oublie que l’autre, est tout un monde à découvrir.

tu ne m’as pas laissé la place, de montrer, de dire, de désirer.

j’avais envie de ta peau, de découvrir chaque parcelle de ton corps, de compter les tâches, les cicatrices, les grains de beauté ;
savoir ton goût, ton odeur, ta texture,

mais pas si vite, pas comme ça.
je t’en veux.

ce temps qui te manque constamment :
ne pas avoir le temps,
ou plutôt, ne pas prendre le temps.
n’être ni seconde, ni minute,
n’être rien que l’idée du temps qui passe,
n’être rien que le temps brumeux du fantasme.

alors, ces instants,
comme des capsules hors du temps,
hors de soi.

c’est humiliant, ces départs soudain, sans tendresse.

je ne peux prétendre dire ce que tu es,
mais c’est humiliant : se sentir trop et pas assez en même temps.

c’est humiliant,
d’être réduite à son corps.
ne plus être sujet,
demeurer objet.

alors, cette fougue qui te rend si beau, devient domination.

c’est comme une trahison supplémentaire, que toi comme moi : de chez les gueux, les pauvres, les prolétaires, les sans le sou.

c’est comme une trahison supplémentaire de savoir que c’est toi,
toi, sûrement, qui a ressenti cet écrasement,
et ce besoin de laver,
de se laver de l’humiliation de la domination,
ce besoin qui devient appétit dévorante,
ce besoin qui te rend beau,
vraiment beau,

et cette beauté qui me fait mal au cœur.


À F.

Octobre 2021.









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série de poèmes en prose


à F.

je suis allée à la mer
layla
tes mains







je suis allée à la mer.