J'ai pensé à me tatouer la peau avec son sang, pour ne jamais oublier mon nom, et l'odeur de l'humiliation d'être seulement de la couleur des murs.

*

J’ai écrit un poème, comme une formule magique pour laver à grande eau mon corps, gratter sous l’épiderme l’empreinte de tes mains, effacer le hasard de notre rencontre, les spectres de cette journée faite de rien. Je suis engluée dans ta présence, incapable de trouver les mots pour sublimer l’effrayante banalité des choses, et sans savoir quoi faire de ton souvenir, de la peur de croiser ton visage, de l’envie de me venger.

Mes mots sont des prophéties, ou peut-être, les ai-je absorbés dans ces pages et ces pages tachées d'encre, dans cette "insoutenable légèreté" que mon “être” ne pourra jamais connaître. Tu m'as attaché à toi, c’est vrai, et la corde c'est mon nom, l-a-y-l-a, c'est ces lettres mises bout à bout : l’écho du silence dans ce temps sans lumière, l’exil de la Terre dans un désert sans soleil.

Je suis comme le majnoun, possédée et dépossédée tout à la fois, condamnée à errer dans une éternité de mots ; et c'est comme une maladie, devoir me souvenir de toi ; tu as volé mon nom pour habiller ta chair et ton sang, tu as volé mon nom pour me dire : « je peux fragmenter ton être, l'ajuster à mon désir, je peux te réduire à ton corps, et t'enfermer dans les abysses du rien, dans une identité faite de vide ».

J'apprends à ne pas être, et toi, tu apprends à disséquer les corps en traquant la moindre trace, le moindre oubli d'un possible moi. Tu t'obstines, ça t'obsède, parce que tu sais que trouver l'égo dans ces peaux que tu dévores, c'est sortir de ta propre monstruosité. Mais tu as peur de t'en libérer ; la violence est la charpente de ce moi que tu portes comme un talisman, de ce moi auquel je n'ai pas droit, et étrangement, c'est ta violence qui me rappelle à mon existence, c'est dans cette gifle sèche et rapide que je sais enfin : je suis, je le sens dans mes tripes.

Je commence à comprendre, tu as peur : ton monde est un territoire sans fin de honte et de terreur ; ta laideur t'aveugle, t'empêche d’accéder aux autres, ces autres dans lesquels tu aimerais piocher à ta guise, sans t'avouer que ton besoin de dominer, de contrôler, d'objectiver ne sert qu'à éponger tes propres humiliations. Tu te sens sale, je le sais, tu aimerais sortir de ta boîte, te débarrasser de cette glue visqueuse qui t'empêche d’être, tu aimerais renaître comme une deuxième chance, de nouveau sentir l’eau sur tes joues, le goût du sel de tes souvenirs d’enfant, quitter cette colère sans nuance, sans substance. Mais tu es devenu homme, il te faut oublier pour exister, oublier cette sensibilité rentrée jusqu’aux os, enfoncée dans la matrice d’un corps qui ne se connaît plus.

C’est vrai, tu ne sais plus ta propre beauté, tu crois la trouver dans l’ivresse des matins, ces instants de grandiloquence où tu te sens prophète et où tu n'es plus que le crachat du diable.

Il te faut oublier ta solitude, combler le vide à tout prix, alors tu cherches comme Hadès à dérober l'essence du printemps, habiller les Abîmes avec les fleurs de l'Eden, mais tous ces cache-misères, tous ces stratagèmes ne suffisent pas à te convaincre, à t’assurer de la nécessité de ton existence, personne n'a jamais changé la vase en eau. Aucun miroir ne pourra satisfaire ton besoin d’effacer ce que tu es, alors tu les brises tous, tu les rends superflus, fongibles dans la masse des formes, des fesses, des seins, des cuisses, dans la masse de toutes celles qui ne t'excitent plus, depuis que tu sais que même en les disséquant, tu ne trouveras pas ton reflet dans leur beauté.

Je sais qu'elle t'effraie ma beauté, que tu as eu envie de la suçoter comme on aspire l'âme, comme on se rempli de la vitalité de l'ennemi, mais elle n'est pas pour toi, elle ne pourra jamais l'être, tu ne sais plus distinguer la poésie de l’arrogance, et tu oublies que le mensonge perverti tout, même la violence.

Devant ton échec, je me noie dans la honte de comprendre ma faute, de savoir que je t'ai autorisé à, que je t'ai permis de, que j'ai cru moi aussi, l'espace d'un instant à ce rien que tu as fait de moi. C'est comme une délivrance de comprendre les mécanismes de la machine, les rouages que l'on aimerait déboulonner, un à un, ou plutôt les brûler, ou plutôt les réduire à néant dans l'acide de ma rage. Mais là encore, ta défaite ne suffit pas à te convaincre, tu es obsédé par l'idée d'avoir pour être, par l'idée de consommer, tout, alors tu théorise la folie, l'hystérie, la maniaquerie des créatures que tu aimes mordre jusqu'au sang. La supercherie fonctionne, toutes mes pensées deviennent dangereuses, tous mes mots sont des coups de rasoir, je redeviens Eve croquant la pomme.

Elles te rassurent, tes belles théories, elles te permettent de dire, "la violence ce n'est pas moi, c'est les autres". Tu te sens bordé par tous ces corps fatigués et humiliés, parce que les sifflements, les caquètements, les hululements, ce n'est pas toi, c'est les autres. Tous ces hommes que tu aimes ensauvager pour oublier ta propre déshumanité, mais tu oublies : ces barbares, ce sont mes frères, et j'ai la rage de tout un peuple qui coule dans mes veines.



À F.

Printemps 2022.





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à F.

je suis allée à la mer
layla
tes mains






layla